Y/Project : une marque milléniale bien méritée (2024)

Un virage générationnel est en train de transfigurer le paysage mode parisien. Du haut de leurs 170 années d’existence conjuguées, les monuments comme Christian Dior et Balenciaga s’affairent à dépoussiérer leur nom en repensant leur direction créative afin de demeurer actuelles, alors qu’au nord-ouest de Paris (dans le 10e arrondissem*nt, pour être plus précis) des designers comme Glenn Martens de Y/Project développent, lentement mais sûrement, de nouvelles maisons de mode passionnantes en repartant de zéro. Après avoir fait ses dents en tant que designer junior chez Gaultier, Martens a quitté la célèbre maison pour remplacer feu Yohan Serfaty chez Y/Project, héritant ainsi d’un atelier endeuillé. Au cours de sa montée fulgurante sur les passerelles de Paris, la marque est passée maître dans l’art du look savamment négligé, se distinguant par ses élans créatifs sans compromis. Cet amalgame d’élégance et d’apathie a été qualifié d’«herbe à chats visuelle»: rafraîchissant et sans prétention, mais non moins impressionnant du point de vue technique. Proposant des silhouettes au désordre soigné alliant plis amorphes et effets froissés, les dernières collections de Y/Project exhibent un esprit nettement moderne, un avantage tout à l’image de cette marque vieille de moins d’une décennie.

Faisant fi des principes de design appris sur les bancs d’école d'Anvers, Martens dirige maintenant l'entreprise, sa vision et son personnel en faisant primer l’émotion. Jina Khayyer a rencontré le designer à son studio, où elle s’est familiarisée avec son univers où la prise de décisions est d'abord et avant tout de nature collective et émotionnelle.

Qui est Y/Project?

Nous sommes une petite équipe où chacun a son mot à dire. Chez nous, si un stagiaire propose une solution, il aura autant de poids que moi. Notre vision de la mode ne consiste pas à créer une armée de gens tous habillés pareil. Il y a déjà assez de marques qui créent des vêtements pour ceux qui veulent faire partie de la clique-des-habits-griffés. Nous créons plutôt pour poser des questions. Y/Project est une marque guidée par l’émotion.

Quel genre de questions Y/Project pose-t-elle?

«Qui êtes-vous?», par exemple.

Alors qui es-tu donc, Glenn Martens?

Je n’en suis pas toujours certain. Savoir qui l’on est vraiment implique beaucoup de réflexion. Bien sûr, je ne suis pas parfaitement étranger à moi-même, mais je ne me connais pas encore entièrement et j’apprécie le fait que je peux parfois me surprendre. Dans le bon sens comme dans le mauvais.

Tu as dit que Y/Project était guidée par l’émotion. Peux-tu approfondir?

Nous ne suivons aucune règle. Tout est possible. Quand nous créons une pièce, nous n’avons généralement aucune idée de ce que sera le résultat final.

Quel est le point de départ quand vous créez une collection? Commencez-vous par réaliser des esquisses, par modeler les silhouettes, ou votre approche du design est-elle plutôt entièrement numérique?

Je commence toujours avec une idée technique qui relève surtout d’un concept abstrait, puis qui se traduira ensuite sous forme de vêtements. Notre équipe de design comprend cinq personnes, incluant nos stagiaires. Nous créons tous nos patrons ici. Du moins, 95% des patrons. Je donne le coup d’envoi, qui consiste généralement en quelques esquisses illustrant les techniques que je souhaite utiliser. Je les transmets ensuite à l’équipe, qui a deux semaines pour développer ces idées. Mais comme je l’ai mentionné plus tôt, il n’y a pas de règles. La plupart des pièces évoluent au moment des essayages. Par exemple, dans notre dernière collection, nous avons utilisé de superbes épaulettes superposées. L’idée m’est venue en voyant un stagiaire en train d’ajuster son t-shirt parce qu’il était trop grand. Il a retourné la manche vers l’extérieur et l’a cousue comme ça. J’ai adoré l’idée et je l’ai amenée plus loin.

Tu t’intéresses donc surtout à la construction du vêtement?

Oui. La construction est l’élément de base – et le plus important. Quand je découvre une nouvelle technique, je suis aux anges! Mais mes techniques doivent être facilement adaptables. J’aime donner une nouvelle tournure aux choses et jouer avec différents styles. J’aime les techniques qui me permettent à la fois de créer des pièces sportives, élégantes et haute couture au sein d’une seule et même collection, comme ce fut le cas pour notre technique utilisant du fil métallique. J’ai besoin de ressentir une dualité. En fait, je suis obsédé par la dualité.

Pourquoi donc?

J’aime quand les possibilités sont multiples. Je suis Belge et je viens de Bruges, une ville muséale. C’est un tout petit patelin de province. Très mignon, très austère. Quand j’étais petit, je croyais que le monde entier était aussi joli que Bruges. J’ai été très déçu quand, à 18 ans, j’ai voyagé seul pour la première fois pour enfin arriver à Londres et réaliser que tout n’était pas joli et parfait. Depuis, j’ai toujours recherché la perfection. Je suis obsédé par l’histoire et par la beauté classique. En tant qu’étudiant et même plus tard, en tant que jeune designer, mes collections ont toujours été parfaites et jolies. Immaculées, impeccables et élégantes. Pendant très longtemps, j’ai essayé de m’approprier la beauté classique, de définir un modèle de beauté idéal. Ce n’est qu’au cours des quelques dernières années que j’ai fait la paix avec le fait que le monde n’est pas si classique. Alors je m’efforce de trouver du charme ailleurs aussi.

Plusieurs designers de ta génération, comme Demna Gvasalia de Vetements, par exemple, présentent simultanément leurs collections féminines et masculines. Y/Project a plutôt choisi de conserver cette distinction en présentant deux défilés. Or, les mêmes pièces reviennent parfois dans les deux collections, avec des couleurs et des matériaux différents. Pourquoi?

J’aime l’idée de montrer que la même coupe peut tout aussi bien avoir l’air masculine et aller parfaitement à un homme qu’être portée par une femme et avoir l’air tout à fait féminine. Je ne fais pas de distinction entre les genres. Pour moi, quand on enfile un vêtement, c’est important de se demander: «Comment vais-je me l’approprier? Comment vais-je l’utiliser pour exprimer qui je suis?»

Mais ça implique d’abord de savoir qui l’on est.

Pour moi, ça implique plutôt que vous devez réfléchir à qui vous êtes et tenter de le définir chaque jour. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne sais pas exactement qui je suis. Parfois, j’ai l’impression qu’il y a tellement de personnalités différentes en moi. Or, je sais avec quoi j’ai envie de m’associer. Je suis très conscient du fait que c’est beaucoup plus facile d’acheter une pièce phare et de s’identifier à une marque. D’avoir la conviction qu’une marque est cool et dans le vent, et qu’il suffit de porter ce qu’elle fait pour être cool et dans le vent. Mais ce n’est pas le chemin que Y/Project a choisi. Nous essayons de rejoindre une communauté basée sur la diversité. Prenez par exemple les employés de Y/Project: nous sommes environ 50 personnes au total, et chacune a un bagage très différent. Je partage mon bureau avec un Français, une Irlandaise, une Kényane et un Turc. Je doute que nos héritages respectifs soient les mêmes

Où as-tu étudié la mode?

À Anvers.

Pourquoi t’être établi à Paris?

Parce qu’on m’a offert un boulot chez Jean Paul Gaultier.

Ça semble un match parfait: c’est sans doute le plus «Bruges-esque» des designers!

Oui, absolument. Il est extraordinaire. Mais je dois avouer que quand j’ai obtenu mon diplôme en 2009, j’étais très snob et je ne sautais pas de joie à l’idée de travailler chez Gaultier. L’Académie de mode d’Anvers nous forme à la dure. Elle nous pousse tellement à nous dépasser qu’on finit par développer un point de vue très égocentrique. Quand on quitte les bancs d’école, on a l’impression que le monde nous est redevable. Qu’on est en droit de revendiquer tout ce qu’on veut. On perd l’équilibre. Ce n’est pas une belle réalité. On croit que l’on mérite certains privilèges juste parce qu’on en a arraché, mais rien n’est plus faux. On ne mérite rien du tout! En fait, à moins d’avoir une tonne d’argent ou des contacts importants dans le milieu, on ne va nulle part à moins de monter les échelons un par un.

Et c’est ce que tu as fait. Après Gaultier, tu as planché sur différents projets dont le lancement de ta propre collection pendant quelques saisons avant d’hériter de Y/Project après la mort de son fondateur, Yohan Sefarty. Comment ça s’est passé?

Quand Yohan est décédé, son partenaire d’affaires, Gilles Elalouf – qui possède Y/Project – a contacté la Chambre syndicale de la couture parisienne afin de proposer quelques designers pour prendre le relais, et mon nom était sur cette liste. Ça allait de soi, puisque j’avais travaillé avec Yohan auparavant. De plus, j’étais très jeune, alors je ne coûtais pas cher. Je dois toutefois avouer qu’au départ, j’étais sceptique à l’idée de succéder à Yohan aux commandes de la marque. Yohan était une personnalité tellement spectaculaire. Il mesurait deux mètres de hauteur et était très élancé. On aurait dit un personnage de Tim Burton. Les gens étaient obsédés par Yohan. Il avait une esthétique très particulière qui ne correspondait en rien à ma propre vision créative. Son univers était sombre et mélancolique – et Rick Owens excelle déjà à ce chapitre. J’étais donc hésitant. Il faut dire que c’est aussi tout un défi que de donner une seconde vie à une marque endeuillée. Il y avait 15 boutiques différentes, et toutes étaient en deuil. C’était une situation très délicate. Afin de respecter la mémoire de Yohan, j’ai exigé que la transition se fasse tout en douceur, à l’opposé du rythme effréné qui régit actuellement le milieu de la mode. Ça nous a pris un an et demi pour nous éloigner de la signature de Yohan et pour donner un nouveau visage à Y/Project. Ça fait trois ans que je suis ici, et j’ai l’impression d’arriver tranquillement là où je voulais être.

Où trouves-tu l’inspiration?

J’utilise beaucoup Instagram. Tous mes amis belges s’y opposent férocement et estiment que c’est une perte de temps, et que c’est un outil beaucoup trop égocentrique. Ce qui peut effectivement être le cas. Mais je crois aussi que c’est un excellent baromètre, puisque ça permet de se plonger dans des sociétés auxquelles on n’aurait pas normalement accès. Par exemple, je peux me retrouver virtuellement à Londres, et si je suis les bonnes personnes, j’aurai un peu l’impression d’y vivre. Les vacances et les voyages sont inspirants aussi. L’été dernier, j’ai passé trois semaines à faire du trekking et du camping en Écosse, à reconnecter avec la nature et à avoir pour principales préoccupations d’éviter de me faire dévorer par les moustiques et de rester au sec. Ça a été très inspirant.

As-tu des amis qui sont designers?

Je ne suis pas très fort du côté social. Ma vie sociale est assez minimaliste. J’ai deux assiettes dans mon appartement, alors je ne reçois qu’une personne à la fois, et je ne cuisine que des pâtes. C’est toujours végé. Je ne suis pas végétarien, mais je n’achète jamais de viande à l’épicerie. Et je bois toujours du vin. Du vin rouge. Pendant longtemps, j’ai vécu une vie très solitaire à Paris. Ce n’est que depuis deux ou trois ans que j’ai découvert la scène mode parisienne. Ce n’est pas tout à fait comme une grande famille unie. Il y a beaucoup de guerres de ruelle, mais ma génération a aussi fait naître des gens fabuleux. Comme les frères Courrèges, Demna, ou encore Simon. On ne s’appelle pas nécessairement pour sortir le vendredi soir, mais on a des amis communs et on finit toujours dans les mêmes soirées.

L’an dernier, Y/Project a été mis en nomination pour le prix LVMH.

Oui. Les choses ont changé. Ça a surtout donné une belle visibilité à Y/Project. LVMH est une plateforme fantastique. Je suis très reconnaissant d’y avoir participé, parce que ça m’a permis de rencontrer tellement de gens et de légendes, dont Anna Wintour.

Accordes-tu une grande pertinence à ce que pense Anna Wintour?

Ce n’est pas nécessairement pertinent, mais c’est quand même important. Elle est comme la reine d’Angleterre. La reine n’est pas pertinente, mais elle est quand même extrêmement importante. Le jour où la reine mourra, une partie de notre société s’éteindra avec elle. Les gens comme Anna Wintour et la reine d’Angleterre font vraiment partie d’une réalité à part. Pour moi, la réalité est de nature très pratique, mais d’un autre côté, c’est fondamentalement humain de rêver et de croire aux contes de fées. Si tu bouffes des champignons magiques, tu verras tout plein de contes de fées se passer dans ta réalité. La société aussi crée ce genre d’univers psychédéliques, mais réalistes. La reine d’Angleterre, Anna Wintour: elles sont toutes deux des espèces de produits psychédéliques.

En quoi la mode est-elle pertinente à tes yeux?

Les vêtements sont pertinents dans la mesure où les gens sont heureux de les posséder et de les porter. J’ai offert un manteau Y/Project à ma grand-mère pour Noël. Elle l’adore et aime le porter. Un de mes amis a un manteau semblable. Quand les vêtements parviennent à se détacher du genre et de l’âge et à s’adapter à ceux qui les portent, alors on peut dire que la mode est pertinente.

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